BEYROUTH 2030
par Charlotte Imbault
Présenté à La Villette, dans le cadre de Made in WIP-Revolution(s), Wagons libre de Sandra Iché part de l’histoire de l’Orient-Express, revue francophone beyrouthine fondée par Samir Kassir en 1995, et propose de percevoir le présent à l’aune du futur.
« comment on appelle ça… quand le soleil…une éclipse. Oui c’est ça. Il y a eu une éclipse. Les Libanais ont sauté sur l’occasion, parce que les Syriens ne voient pas la nuit. Et les Libanais ont déclaré l’indépendance. Mais ça a duré le temps d’une éclipse. Et lui, il est passé à ce moment là, Jean Rouch, et il a cru que tout ça c’était du dynamisme… Enfin, il n’a pas compris grand-chose. Ils se sont tous réunis au Théâtre Picadilly. Et ils ont commencé à chanter des chansons d’une vieille chanteuse, euh, libanaise… comment s’appelle-t-elle ? Eyrouz, Eros… Feyrouz ! C’est ça, ils chantaient Feyrouz, le Liban, combien c’est beau, la vie du village et tout ça. Ils jubilaient. Ils parlaient du Liban, extraordinaire, rose, magnifique et tout ça. Et puis le soleil est revenu, donc la lumière syrienne est revenue dans les rues de Beyrouth. Et ils ont compris que c’était une fête,comment dirais-je… éphémère. »
Ces mots, le cinéaste syrien, Omar Amiralay, les prononce à l’écran dans la pièce de Sandra Iché, Wagons-libres, les yeux malicieux, le sourire aux lèvres. Ses propos ont été recueillis en janvier 2011, peu avant sa mort.
La perception d’une fiction
Tout ceci n’est pas vrai. Nous sommes en 2030 : la Palestine est au Canada, Samir Kassir est pharmacien, lui qui parle du Liban comme d’un « laboratoire de la modernité arabe ». l’ordinateur crée des frontières, les lignes de démarcations passent entre les lits des Beyrouthins, le portugais est devenu seconde langue nationale… Comment réagir face à l’absurdité des agissements politiques, économiques, face à la répétition des guerres civiles (« une, deux, seize ? », s’interroge Omar Amiralay) ? « la fiction, ce n’est pas une histoire imaginée, c’est un rapport différent avec le perçu. Entre le perçu et la façon dont on peut le penser, un rapport entre sens (perception) et sens (signification) », énonce Jacques Rancière dans un entretien réalisé avec les deux réalisateurs libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige1 . Cesser de créer une dichotomie entre fiction et réalité. Forcer l’horizon : regarder le présent depuis un futur, réinvestir l’écart et s’accorder une respiration, se laisser gagner par le désir de l’optimisme. Les différents interviewés sont tous des proches de l’Orient-Express, revue francophone beyrouthine2 à laquelle Sandra Iché, danseuse formée à P.A.R.T.S.3 et passée chez Maguy Marin, a consacré une maîtrise il y a dix ans, ainsi qu’un ouvrage, l’Orient-Express : chronique d’un magazine libanais des années 1990, paru en 2009 aux presses de l’Ifpo. Le mensuel, dirigé par Samir Kassir, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire libanaise, donne une impertinence de ton qui vient bousculer l’amnésie d’un pays tout juste sorti de la guerre civile et appelle de ses vœux l’indépendance du Liban vis- à-vis de la Syrie dans le maintien des solidarités interarabes. Samir Kassir est mort le 2 juin 20054 , victime d’un attentat à la voiture piégée. 2012 au WIP de la Villette, Wagons-libres est un hommage. Sandra Iché se positionne comme un véhicule de l’histoire racontée et propose un espace de paroles qui invente des changements. Interviewés entre novembre 2010 et janvier 2011, selon la « future archive methodology »5 , les témoins de ce que fut l’Orient-Express fictionnent sans que jamais ne soient imaginées les révolutions arabes. Mais écrire que la réalité a dépassé la fiction serait encore une dichotomie facile.
Un plateau de fictions
Wagons-libres est un spectacle écrit au plateau, outillé de deux écrans, d’une machine –drôle de microscope – qui passe à la loupe des images-diaporamas projetés. Quelques plumes, un micro, une chaise, les yeux fardés : qui est Sandra Iché ? Seule (physiquement) sur scène, elle n’est pas qu’une actrice qui parle, qu’une danseuse qui danse, qu’une chanteuse qui chante. Elle n’est pas non plus uniquement le personnage convoqué. Elle se maintient dans l’entre-deux de ce qui serait vrai et de ce qui serait faux. L’intime envahit le plateau, l’humour aussi. Les spectateurs sont en pleine lumière dans un face à face qui ne lâche rien. L’espace de la représentation crée les conditions d’un nouveau territoire. Le microscope passe à la loupe le plan de Beyrouth : le café-jardin Rawda situé en haut de la Corniche, le rue de Damas entre l’hippodrome et le Horche, l’avenue du Général de Gaulle… La cartographie porte en elle la marque du mandat français et figure la découpe des camps pensés en termes d’exclusions réciproques, qui déchirent la ville. Sur scène, Sandra Iché brise les cadres.
Quel Beyrouth ?
Beyrouth, perle de la Méditerranée : Beyrouth, nourricière des lois, capitale d’un pays indépendant, en démocratie confessionnelle. Quelle parade au fantasme ? « L’indépendance ? Oui… c’est comme cette mode des couleurs[…]. » Elle est virtuelle, elle n’existe pas pour Hanane Abboud. Depuis 2030, Anthony Karam énonce :
«Je me souviens de Beyrouth. Je me souviens de Beyrouth, si loin. Je me souviens de toi, Sandra Iché, candide et volontaire, cherchant depuis quoi ? Quarante ans maintenant, du sens à ce qui au fond n’en avait pas. Une ville a disparu, et puis quoi ? Un pays a sombré, et puis quoi ? Il n’y avait pas de sens. Une seule question valait et vaut encore. D’où, de quel abime, vient le geste de la main qui assassine ? D’où, de quel abime, vient le geste du bras qui tue ? Je me souviens de Georges Perec. Mais là, je commence à me répéter. Je me souviens de Beyrouth. Mais toi, tu t’en souviens ? »
Fiction ne rime pas avec fantasme. Wagons Libres veille sur le présent, un présent toujours en mouvement, à la façon d’un jeu de travelling. René Char dans Trois respirations, cité dans la pièce, prévient : « Nous ne serons jamais assez attentifs aux attitudes à la cruauté, aux convulsions, aux inventions, aux blessures, à la beauté, aux jeux de cet enfant vivant près de nous avec ses trois mains, et qui se nomme le présent. »
1. « Penser l’espace politique », entretien croisé mené par Donald James dans le centième numéro de la revue Bref, novembre-décembre 2011.
2. Vingt-sept numéros, parus entre novembre 1995 et février 1998.
3. L’école P.A.R.T.S. ( performing Arts Research and Training Studios) a ouvert ses portes en septembre 1995. Le programme d’études artistique et pédagogique a été élaboré par Anne Teresa De Keersmaeker qui en assure la direction.
4. Après les manifestations des 8 (pro-syrienne) et 14 mars (contre la présence de la Syrie sur le sol libanais).
5. Transmise à Sandra Iché par Manuela Zechner, la méthode propose d’engager des conversations entre deux ou plusieurs personnes, performant une version de l’avenir qui remet en jeu le présent. www.futurearchive.org