Mediapart // 23 03 2012

Sandra Iché -Wagons Libres

Par Véronique Klein 

Nous sommes en 2030. La Palestine est devenue un pays touristique vide dont toutes les structures d’accueil sont chinoises, le Liban est la nation du football grâce à la naturalisation en masse des Brésiliens d’origine libanaise, « … les salgados brésiliens font partie de notre mezza, la caïpirinhia est devenu avec l'arak et la bière Almaza une boisson nationale». Ce sont les journalistes de L’Orient Express, magazine libanais de langue française créé dans les années 1990 par Samir Kassir, assassiné en 2005 dans un attentat à la voiture piégée, qui le disent.

Orient_Riad_GoodLuck

 

 

 

Sandra Iché a écrit sa maîtrise d'histoire sur ce magazine. Cette danseuse formée à PARTS, la fameuse école de la chorégraphe Anne Terresa de Keersmaker a également mené des études d’Histoire. Son spectacle Wagons Libres est un précipité de toutes ses connaissances. Une autofiction qui met à distance tout pathos pour mettre en relief la complexité d'une histoire, de l'Histoire, avec ses trous noirs, ses fabrications, ses récits subjectifs. Son intérêt pour le Liban est né d’une histoire encore, celle d'un amour malheureux. Elle a 20 ans, Alexandre l’a quitté, il habite le 5 ème arrondissement. Pendant plusieurs années « trois ou quatre » Sandra arpente le quartier dans l’espoir de le rencontrer. Ses pérégrinations la mènent à l’Institut du Monde Arabe qu'elle fréquentait plus jeune avec sa mère. Elle y découvre une exposition sur le Liban et ce qui est dit sur ce pays lui semble en tout point correspondre au profil d’Alexandre : chaotique et caméléon comme lui. A défaut de retrouver son amour, elle se passionne pour ce pays, assiste à de nombreuses conférences, apprend l’arabe, et rencontre certains journalistes de L’Orient-Express. En 2000 elle fait le voyage à Beyrouth. Dix ans plus tard, elle retourne interviewer les journalistes de L’Orient-Express et leur propose de se projeter en 2030. Les interviews rythment le spectacle, avec un humour fracassant. Sur le plateau, peu de choses : une petite table sur laquelle est posé un rétroprojecteur. Elle glisse sous l’appareil des photos entre deux plaques de verre, celle, entre autres, de la statue de Napoléon à cheval, et en posant quelques gouttes d’eau sur les plaques elle noie Napoléon et la grandeur de l’empire français avec. Elle fredonne un tube de Michel Sardou des années 70 « … On pense encore à toi oh bwana, Dis-nous ce que t’as pas on en a. Entre le gin et le tennis, les réceptions et le pastis, On se s’rait cru au paradis, au temps béni des colonies… » et nous laisse du même coup rêveur quant aux bienfaits de la colonisation! Elle se lève, dans un mouvement voluptueux de danseuse du ventre, projette les bras, imprime un balancement totalement contemporain. Le corps de Sandra Iché est lui aussi un paysage oriental et européen. Cette fille n’arrête pas de nous mener dans un drôle de bateau. Magnifique hommage à Samir Kassir dont le magazine L’Orient-Express n’avait de cesse de se battre contre « l’hypocrisie d’une reconstruction fondée sur l’amnésie ». Sandra Iché a su trouver l’impertinence, l’humour et la poésie pour raconter une histoire impossible : celle du Liban.

Wagons Libres sera présenté le 26 mars à 14h à l'université Paris VIII dans le cadre de la semaine des arts.

http://blogs.mediapart.fr/edition/perform/article/230312/sandra-iche-wagons-libres 

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