Entretien réalisé par Nasri N. Sayegh
Beyrouth, les 16 et 17 mars, Sidewalks Zoukak accueillera le temps d’un workshop* la danseuse et historienne Sandra Iché. Les 21 et 22 mars, elle présentera ‘Wagons libres’** à l’espace Ashkal Alwan. Deux événements majeurs de ce mois de mars ! Rencontre.
Tout d'abord, pourquoi Beyrouth ? Qu'est cette ville pour vous ?
Beyrouth c’est d’abord un premier voyage d'études en 1999. Je faisais des études d'histoire à l'université à Paris. Je voulais m'intéresser aux années d'après-guerre au Liban… Par où peut passer la réconciliation d'un peuple ? Quel rôle joue l'usage de langues différentes dans les phénomènes de dissension ? Comment une langue devient-elle un fétiche pour telle ou telle faction, tel ou tel combat ? Mon directeur de recherche m'a suggéré de m'intéresser à un média francophone et au cours d'une conférence, à Paris, quelqu'un a parlé de L'Orient-Express, le magazine que Samir Kassir avait fondé en 1995, et a signalé sa fermeture (en 1998) comme le signe d' "une décadence culturelle" de la francophonie libanaise. J'ai trouvé quelques numéros de L'Orient-Express à la bibliothèque de l'Institut du monde arabe. J'ai été très séduite par le magazine. J'ai appelé le numéro de téléphone indiqué dans l'ours. Je suis tombé sur quelqu'un qui m'a passé Samir Kassir. J'ai alors décidé de faire un premier voyage.
Comment et pourquoi ‘Wagons libres’ ?
Comme beaucoup de gens, je n'ai pas compris l'assassinat de Samir Kassir. Sur un plan existentiel, disons, la difficulté intime à comprendre la mort de quelqu'un. Mais aussi sur un plan politique. La configuration de l'échiquier politique libanais avait changé entre 1999 et 2005. Samir n'y occupait plus la même place. Et puis j'ai été retrouver certains anciens du magazine, pour partager la tristesse, bavarder avec eux, et tenter de saisir ce qui s'était passé. Et de même que L'Orient-Express était un magazine foncièrement hybride (attaquant tel sujet par plusieurs angles, faisant la place aux désaccords, aux polémiques, laissant cohabiter des articles très écrits, très politiques, à côté de papiers plus littéraires, des chroniques personnelles à côté de rubriques scientifiques, une langue parfois très pointue et parfois argotique), j'ai recueilli mille versions de qui était Samir, de quels avaient été ses combats, de pourquoi il avait été tué. ‘Wagons libres’, c'est comme une quête, dont l'objet serait en fait absent, ou en tout cas insaisissable en tant qu'objet, mais il nous reste le geste, le mouvement de la quête.
2030, pourquoi cette perturbation chronologique ?
Pour sortir du simple constat. Faire un pas de côté, et depuis ce biais, porter une attention renouvelée au présent. Non plus le constater, mais le réinventer. Faire le pari que, dans la langue, si j'utilise la conjugaison au temps passé et non plus celle au présent pour parler du présent, je crée un écart qui renouvelle ma sensation d'aujourd'hui et me donne accès à un devenir. "Oui c'était il y a trente ans, j'étais en train de répondre aux questions d'un jeune Libanais, qui s'appelait … ah… j'ai oublié son nom. J'étais dans l'appartement de ma tante à Paris …" Qui était-il ce jeune type ? Qu'est-elle devenue ma tante ? Qu'est devenu Paris ? Ne pas laisser le présent se figer dans la dystopie ou les idéologies véristes. Mais plutôt créer un écart, un ébranlement, fictionnel, imaginaire, pour rendre possible une lecture dynamique du réel. C'est une amie, Manuela Zechner, qui m'a familiarisé avec cette technique d'interview que sont les "future archives".
Le théâtre, selon vous, peut-il réinventer le monde ?
En ce moment, nous sommes en plein bouclage du deuxième numéro d'une revue que nous avons fondée, avec des amis, à Lyon. La revue s'appelle Rodéo, et dans ce deuxième numéro, nous publions un texte inédit de Michel Foucault. Farès Sassine a interviewé Foucault en 1979. Quelques extraits de l'interview avait été publiés à l'époque, traduits en arabe, dans Al nahar al‘arabî wa addûwalî, mais à part ça, la K7 est restée dans les archives de Farès. Il nous l'a confiée et nous publions donc la retranscription de l'entretien. Tout ça pour te dire que Foucault, dans l'entretien, essaie de circonscrire la tâche de l'intellectuel, et il dit : "c’est de montrer combien cette réalité qu’on nous présente comme évidente et allant de soi, est en fait fragile. (…) faire apparaître ces points de fragilisation des évidences et du réel." Je suis très intriguée par la question de la frontière entre le conteur et l'historien, ce qui distingue un récit de fiction et un récit historique. Et pour moi le théâtre est un lieu particulièrement adéquat pour réfléchir à la question du faux qu'on fait passer pour vrai, l'artifice utilisé, paradoxalement, pour créer un effet de réel. Faire craqueler la soi-disant vérité du réel ou la tendance dangereuse à "naturaliser" le réel. Rendre sensible ce qu'il y a de construit dans la mise en cohérence d'un récit historique. Par la chorégraphie !
Quelle est votre filiation artistique ?
Je suis danseuse de formation. Danse classique depuis l'enfance, puis danse contemporaine, avec un passage par l'école dirigée par Anne Teresa de Keersmaeker à Bruxelles, P.A.R.T.S (Performing Art Training and Research Studios). Et puis j'ai été pendant 4 ans interprète de la compagnie Maguy Marin. Ce sont deux contextes très différents, mais j’ai le sentiment d’y avoir travaillé une même chose, parmi d’autres bien sûr, une chose que l'on pourrait appeler de manière un peu bête le geste performatif, ou le geste de la personne en scène, principalement caractérisé par des considérations rythmiques. Ce geste, selon moi, prend le pas sur la distinction traditionnelle entre danseur et comédien, ou entre danse et théâtre, qui voudrait qu'il y est d'un côté le danseur / geste / forme / abstraction, et de l’autre le comédien / texte / fond / figuration. Cela ne gomme pas la distinction entre danseur et comédien – je serais pour ma part bien incapable de jouer ‘Phèdre’ ou ‘4.48 psychose’ -, mais ça la déplace. En tant que danseuse, j'ai appris à dissocier gestes et affects, afin de profiter de ceux-ci sans qu’ils ne viennent mettre en danger ma maîtrise du geste. Je suis très attachée à cette formation de danseuse pour l'approche constructiviste du geste qu'elle indique, approche qui ne disqualifie pas pour autant, loin de là, l'émotion ou l'apparition d'une figure.
*Workshops Sidewalks Zoukak
Les 16 et 17 mars 2013
De 10h00 à 15h00
Studio Zoukak
Frais de participation 75 000 LL
Réservations et informations omar_abi_azar@yahoo.fr ; www.zoukak.org
**‘Wagons libres’
Conférence-performance, Home Workspace
Ashkal Alwan
Le 21 mars (en français) et le 22 mars (en anglais) 2013, à 20h30
Sandra Iché écrit en 2000 une histoire de L’Orient-Express, un magazine beyrouthin fondé dans les années 1990 par le journaliste Samir Kassir. En 2011, elle mène une nouvelle série d’entretiens avec les anciens contributeurs du magazine. Mais cette fois, chacun se prête à un protocole qui est pensé pour que la parole s’autorise la fiction : l’interview a lieu en 2030, et depuis ce futur, nous nous souvenons du Liban d’aujourd’hui. Dans une forme spatialisée et déconstruite du dispositif documentaire, ‘Wagons libres’ profite de l’espace du théâtre pour amarrer la réalité à la fiction et poser la question de la fabrication de l’Histoire, de sa mise en récit.
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