Programme du Festival d'Avignon, juillet 2013, pages 107 à 109
SANDRA ICHE
Sandra Iché aime relier, faire du lien, organiser la rencontre entre des formes et des personnes. Ce n’est pas par hasard qu’elle a cofondé, aux côtés d’une dizaine d’amis artistes « bricoleurs » – selon ses propres mots –, une revue artistique et philosophique intitulée Rodéo. Une œuvre collective qui revendique l’usage simultané de l’analyse et de la poésie. Sandra Iché incarne et défend cette ambition. Après des études d’histoire et de sciences politiques, elle rejoint P.A.R.T.S., l’école de danse fondée par Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles, puis intègre la compagnie Maguy Marin, où elle est interprète permanente de 2006 à 2010. Elle y fait l’expérience d’un travail chorégraphique où le rythme dessine le mouvement, où les collisions de signes génèrent l’émotion et où la question politique surgit immanquablement. Durant tout ce temps, Sandra Iché multiplie les aventures collectives, à Beyrouth, où elle cofonde Mansion, un espace culturel porté en collaboration avec Ghassan Maasri, et à Lyon, où elle concourt à l’ouverture de LIEUES, espace expérimental de recherche et de création artistique. Sur scène comme dans tous ses autres champs d’intervention, Sandra Iché interroge la fabrication de l’Histoire et des récits, fait se percuter documents, formes et fictions, proposant ainsi une relecture dynamique et inquiète de notre présent. Une démarche qu’elle déploie dans sa pièce Wagons libres, précipité d’un projet au long cours.
Entretien avec Sandra Iché
Propos recueillis par Renan Benyamina
Comment est né votre intérêt pour le magazine beyrouthin L’Orient-Express?
Étudiante en Histoire, je me suis intéressée, dans le cadre de ma maîtrise, à celle du Liban des années 1990, en reconstruction après quinze années de guerre. Ce que je souhaitais observer, c’était par où peut passer la réconciliation d’un peuple, d’une nation, d’un pays et le rôle que joue, dans ce contexte, la présence de plusieurs langues. Au Liban, à côté de l’arabe qui est évidemment la langue nationale, le français et l’anglais servent à enseigner dans les écoles et les universités. Leur place est donc plus structurante que de simples langues étrangères. Voilà : l’usage des langues dans les processus de dissension et de réconciliation, c’est notamment cette question qui a traversé ma recherche. Mon directeur de recherche de l’époque, Pascal Ory, m’a suggéré de chercher un média francophone qui me servirait de fenêtre, de cas d’étude. J’ai assisté à une conférence à l’Institut du monde arabe à Paris, pendant laquelle il a été question de l’existence et de la disparition, en 1998, de L’Orient-Express. Le magazine était disponible à la bibliothèque de l’IMA, je l’ai feuilleté, il m’a plu.
Après avoir réalisé un mémoire d’études sur ce magazine, dans quelles circonstances avez-vous décidé de reprendre votre enquête, presque dix ans plus tard?
Pendant les cinq années qui se sont écoulées entre la fin de ma maîtrise et l’assassinat, en 2005, de Samir Kassir, le fondateur de L’Orient-Express, j’avais gardé contact avec lui. C’est d’abord pour rendre hommage à sa personne, et ensuite pour comprendre son assassinat, ou plus généralement dénouer les fils de ma rencontre avec L’Orient-Express et avec ceux qui l’avaient à l’époque fabriqué, que j’ai voulu reprendre un travail, une recherche. J’avais changé de métier : j’avais rejoint P.A.R.TS., l’école de danse fondée par Anne Teresa De Keesmaeker à Bruxelles. Je n’ai pas pu ou su me mettre au travail tout de suite, principalement pour des raisons d’emploi du temps : P.A.R.T.S., tout comme la compagnie Maguy Marin que j’ai intégrée par la suite, exigeaient une grande implication. En 2008, j’ai refait un voyage à Beyrouth et c’est là que j’ai véritablement commencé à travailler sur cette nouvelle «enquête», mais, cette fois, avec d’autres outils que les outils académiques propres au travail universitaire que j’ai fait en 2000. Ce qui a motivé cette reprise, on peut dire que c’est un faisceau de questions : l’incompréhension inévitable face à la mort d’un proche sur un plan personnel, l’incompréhension face à son assassinat sur un plan politique. Que s’était-il passé au Liban entre 2000 et 2005 pour que cet homme représente une menace? Quelle trajectoire avait été la sienne ? Entre 2000 et 2005, l’échiquier politique au Liban avait-il changé au point que Samir Kassir n’y occupait plus la même place ? Quelle trajectoire avait été la mienne, moi qui n’avais rien vu venir ? Quels sont les choix qui émaillent la trajectoire d’une vie? etc.
Pourquoi avoir choisi d’interroger les acteurs de cette histoire depuis l’année 2030?
Certains des anciens contributeurs de L’Orient-Express, ou plus généralement, certains des anciens compagnons de route de Samir Kassir, avaient aux alentours de vingt ans dans les années 1970. La plupart étaient alors des militants de «la gauche» libanaise, des étudiants progressistes. Certains ont porté les armes pendant les premiers mois de la guerre civile, avant que les enjeux confessionnels recouvrent leur combat. Récemment, Rasha Salti, également ancienne contributrice de L’Orient-Express mais de la génération des plus jeunes, m’a parlé d’eux comme «des hommes à la fois soldats et rêveurs». Ma perception est qu’aujourd’hui, ou du moins jusqu’à la veille des révolutions de 2011 en Tunisie et en Égypte, un sentiment commun les traversait : un sentiment d’impuissance, d’échec, le sentiment d’avoir perdu contre le pouvoir de la religion et de l’argent, alors qu’ils étaient guidés par un idéal de justice sociale, de laïcité et de culture, ce qu’on appelle rapidement «la modernité». Le dernier livre que Samir Kassir a écrit, Considérations sur le malheur arabe, tente de tracer des sorties du « malheur arabe », d’imaginer des issues possibles. Avec Wagons libres, j’ai d’abord pensé pouvoir prolonger cette tentative. Le choix de ce protocole d’entretien (celui des « archives du futur » : nous sommes en 2030 et depuis ce 2030, nous nous souvenons d’aujourd’hui) était une manière de proposer à ces hommes et à ces femmes de tenter de se décoller de ce constat d’impuissance. Faire un pas de côté depuis lequel relire le présent, en étant attentif à ses potentialités, ses dynamiques propres. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un exercice d’anticipation, mais d’une lecture du présent depuis le futur. C’est une manière de s’emparer du souvenir, lieu habituel de la nostalgie, pour en faire un outil de remise en jeu du présent, plutôt que de ressassement du passé.
Les interviews que vous avez réalisées ont eu lieu juste avant les révolutions arabes. Cela a-t-il eu une incidence sur votre travail ?
Les interviews ont en effet été réalisées entre novembre 2010 et janvier 2011. Ben Ali est tombé le 14 janvier 2011. Naturellement, nous nous sommes posé la question : que fait-on avec cela?Tout à coup, le réel était en quelque sorte plus fort et plus audacieux que nous qui tentions par la fiction d’activer quelque chose. Aucune interview n’a pressenti les révolutions qui ont eu lieu, aucune n’a imaginé la révolution d’un peuple, d’une jeunesse. Cette manière-là de faire de la politique n’était même plus envisageable. Il a fallu composer avec cette absence. Peut-être Wagons libres devient-il justement le portrait d’une génération d’avant les révolutions, au crépuscule de la modernité.
Comment intervenez-vous sur scène?
Il a fallu transposer au plateau le geste du chercheur, la dynamique de cette enquête. Il s’agit bien d’une enquête, même si l’objet de la quête – la vérité de cet objet quel qu’il soit, la possibilité de dire « c’était ça » ou « c’est ça » – nous échappe toujours. Sur scène, je travaille depuis une machine, un rétroprojecteur assez sophistiqué que m’a prêté mon collègue Renaud Golo. La machine permet de zoomer et de dézoomer à travers des images superposées. Elle permet aussi des mouvements de travellings. Un regard qui creuse et un regard qui parcourt. Elle me permet d’activer sur scène le geste, le corps de celui qui cherche, la recherche en train de se faire et pas seulement son résultat. Un peu comme si, en observant un archéologue, on accordait autant d’attention aux mouvements de son corps quand il fouille la terre, les mouvements qui disent la relation qu’il entretient avec ce qu’il cherche, qu’aux objets ou parties d’objets qu’il découvre.
Ce rapport presque artisanal aux documents que vous manipulez sur scène peut aussi faire penser à la confection d’un journal. Vous êtes, d’ailleurs, impliquée dans la réalisation d’une revue collective, Rodéo.
En travaillant sur L’Orient-Express, j’ai découvert L’Autre Journal, revue animée par Michel Butel en France, dans les années 1980. Certains des contributeurs de L’Orient-Express la citaient en exemple, en particulier pour l’acharnement de Michel Butel à ne dépendre de personne, ni de groupes politiques ni de groupes publicitaires. C’était aussi l’un des chevaux de bataille de Samir Kassir : ne pas se faire dévorer par le pouvoir de la publicité. J’aime effectivement le format de la revue. C’est un format très libre, qui permet la mise en contact, la mise en rapport de régimes d’expressions, de discours et de sensibilités, qui existent rarement ensemble dans d’autres espaces. Et puis, c’est aussi un processus toujours en cours : avec Rodéo, nous cherchons à comprendre la revue en la faisant, nous pouvons chaque fois réinventer le format, les modalités de croisement entre tentatives artistiques et questionnements critiques, philosophiques, politiques. À certains égards, la scène peut offrir les mêmes possibilités que la revue. J’essaie d’y inventer un dispositif pour rendre compte d’une histoire et des documents qui la constituent, avec le souci de présenter plutôt que de représenter. Cette présentation est inévitablement faite de fabrication, de fictionnalisation, de mystification, etc. Dans Wagons libres, je ne cherche pas à illustrer L’Orient-Express, Samir Kassir, ma rencontre avec ces gens, avec le Liban. Je ne cherche pas à fabriquer des images : je préfère m’intéresser au geste de la fabrication. Et le théâtre est un lieu de fabrication du présent.
Entre la scène et le papier, la danse et l’Histoire, la France et le Liban, existe-t-il une unité entre vos différents projets?
Peut-être je peux m’accrocher à un mot ou à un métier, celui d’interprète, tout près du traducteur et tout près du conteur. J’ai l’impression que ce que je fais, ici ou ailleurs, est toujours un travail d’interprète. Interpréter la vision d’un autre lorsque je suis au service d’un chorégraphe ou d’un metteur en scène. Interpréter la parole d’un autre quand je travaille à la retranscription d’un entretien, comment passer de l’oral à l’écrit, comment faire en sorte que quelque chose de l’oral, de la voix, persiste dans l’écrit. Interpréter des documents, des textes, des souvenirs, des visions, des paroles échangées, et en proposer une certaine organisation, par la chorégraphie. Pour moi, Wagons libres est une pièce chorégraphique, même si je n’y danse pas à proprement parler, même si je parle beaucoup et montre des images. Mon corps est l’interprète, le vecteur des informations dont je rends compte, dont je suis le témoin. Mon corps, par la manière dont il occupe, organise l’espace et le temps, architecturalement et rythmiquement, est celui qui relie les documents, les histoires, les images, les affects…
Les personnes que vous avez interviewées pour Wagons libres ont-elles vu le spectacle?
Oui, plusieurs d’entre elles étaient présentes à la création. J’appréhendais un petit peu, évidemment, puisque c’est d’histoire présente qu’il s’agit. Le magazine a fermé en 1998, Samir Kassir a été assassiné en 2005, les anciens contributeurs de L’Orient- Express sont vivants, ce qui n’est pas le cas quand on mène une « enquête », une recherche, sur une époque plus ancienne. Les uns et les autres m’ont livré leurs paroles, que j’ai par la suite interprétées, réagencées. Mais les réactions ont été affectueuses. Ahmad Beydoun, l’un de mes interlocuteurs, sociologue et historien libanais, m’a par exemple dit que pour lui, Wagons libres était bien une analyse – et non un constat –, mais une analyse qui avance par divagation, plutôt que par catégorisation académique. Et que cette divagation, permise par la perturbation chronologique qui fonde la pièce, et parce qu’elle procède par coups de sonde, par percées, rend paradoxalement la réalité plus transparente. J’étais également inquiète de la posture de l’étrangère qui observe un pays qui n’est pas le sien et qui joue avec son histoire comme on ferait un château de cartes. Wagons libres prend le risque de l’orientalisme. Risque ou pas, d’ailleurs : l’orientalisme est une posture en soi, qui peut être adoptée en toute conscience. On peut faire le pari que cela vaut le coup de poser un regard extérieur sur une réalité qui nous est étrangère, et de se mettre en relation avec cette réalité, avec une même intégrité critique à son égard et à l’égard de soi-même.
Dans l’éditorial du deuxième numéro de Rodéo que vous signez, vous évoquez la nécessité de «repères pour continuer de nous construire, en tant qu’individus politiques, au contact de l’actualité des pays arabes». Que voyez-vous, de l’autre côté de la Méditerranée, qui puisse nous inspirer?
Nous ne pouvons pas savoir quels seront les lendemains de ces révolutions. Et beaucoup continuent aujourd’hui à se battre et mourir. Mais il me semble que, vues depuis la France, où la démocratie est censée être un acquis mais est en fait toujours à reconquérir, les révolutions en Tunisie et en Égypte ont été édifiantes. En France – je parle de la France parce que c’est là que je vis –, la plupart des représentants politiques ont un langage de communicants, de publicitaires. La politique ne se met que très peu en scène sous la forme de débats critiques entre différentes conceptions du bien public et de son enrichissement, mais plutôt sous la forme d’invectives personnelles et vulgaires. Les Tunisiens sont descendus dans la rue avec un désir de démocratie, en disant qu’ils allaient tenter d’inventer la leur, qu’ils ne voulaient pas d’une démocratie de marchands et de clans. Il n’est question ni d’idéaliser la situation là-bas, ni de cracher dans la soupe ici, où les acquis démocratiques sont immenses. Mais peut-être pouvons-nous tirer de la force du geste qui a été le leur pour tenter de redonner du contenu à notre pratique de la démocratie, ici.
WAGONS LIBRES
GYMNASE DU LYCÉE MISTRAL
durée 1h15
22 23 24 À18H
conception Sandra Iché
réalisation Gaël Chapuis, Mary Chebbah, Ali Cherri, Virginie Colemyn, Laure de Selys, Sylvie Garot, Renaud Golo, Sandra Iché, Lenaïg Le Touze, Carol Mansour, Pascale Schaer, Vincent Weber
avec Sandra Iché
et les interviewés Hanane Abboud, Carmen Abou Jaoudé, Omar Amiralay, Médéa Azouri, Ahmad Beydoun, Omar Boustany, Melhem Chaoul, Nadine Chéhadé, Tamima Dahdah, Jabbour Douaihy, Claude Eddé, Antony Karam, Houda Kassatly, Charif Majdalani, Ziad Majed, Alexandre Medawar, Rasha Salti, Farès Sassine, Jade Tabet, Fawaz Traboulsi, Michael Young, Khaled Ziadeh
production Association Wagons Libres
coproduction Le Parc de La Villette (Paris), Festival Temps d’images / Les Halles de Schaerbeek (Bruxelles), Pact Zollverein (Essen), Les Subsistances (Lyon)